Merlin au Val de Tromartin
Au Val de Tromartin, on pouvait voir autrefois, avant que ne passe à cet endroit la route de La Baule, un cromlec’h autour d’une fontaine ; en s’approchant, on distinguait nettement sur l’une des pierres qui le formaient, l’empreinte d’un sabot de cheval. C’était le vestige d’une émouvante histoire du temps jadis : la rencontre de Merlin l’enchanteur, prince des bardes et de Cado le moine gallois, du Glamorgan, venu pour le convertir à la foi chrétienne, lui, le devin celtique si renommé.
C’était au VIe siècle, au temps du roi Arthur, quand les Bretons franchissaient sur leur curraghs de cuir noirci les hautes vagues de la mer pour venir s’installer en douce armorique. Ils y trouvaient un climat plus serein, une terre plus riche qui leur offrait de l’espace pour s’installer, accueillis par leur frères Bretons, un pays où s’il n’y avait pas les Scots, ni Pictes, ni Saxons, ces ennemis de toujours qui avaient tant martyrisé leur île avec leur exactions, leurs pillages et les incendies qu’ils y avaient allumés.
Parmi eux avait débarqué Merlin, le divin enchanteur, le barde chéri des rois qui prophétisait le destin des peuples et des princes. Mais maintenant ils fuyaient les cours royales, les fêtes et les festins, il s’était réfugié dans le Val de Tromartin avec sa harpe, l’esprit obscurci par les nuages de la folie.
Il avait été trop affecté par la perte de ses fidèles compagnons à la bataille d’Arderyd et surtout par la mort de son meilleur ami Gwendoleu, pour pouvoir surmonter ce rude arrachement. Aussi restait-il là, caché, devenu un véritable homme des bois, se protégeant de la pluie sous les chênes avant de s’être construit une rudimentaire cabane de branchages ; il buvait l’eau de la source, mangeait le cresson qui poussait autour de la fontaine, des fruits sauvages, des baies vermeilles, des pommes rutilantes et l’herbe d’or qui arrachait nu-pieds, après avoir tracé un cercle à l’entour.
Ce jour il se joignait aux bandes d’animaux sauvages, des biches et des cerfs qui venaient brouter l’herbe jusque devant son gîte, sans être effarouchés. Parfois, plus rapide que le vent, il les précédait et les guidait dans leurs courses ou alors il les suivait, traçant lentement dans l’espace des cercles mystérieux. La folie s’était emparée peu à peu de lui, mais, s’il avait perdu le contact avec la réalité des hommes, il n’en était que plus proche de la nature et il pouvait toujours percevoir l’avenir dans les sphères mystérieuses et divines qui lui étaient familières. En effet, son génie divinatoire était intact et il savait notamment que les temps étaient proches où bardes et devins des pays celtiques, devenus muets à jamais, allaient devoir s’incliner devant la toute puissance montante du monde chrétien. Sa vois celles d’Aneirin, de Taliesin, de Gwendarc’h allaient se taire dans le monde, il se savait et il attendait celui qui devait venir le voir un jour, prophète de la civilisation nouvelle.
Mais pour l’heure, il chantait avec les oiseaux, capable de les imiter, merle parmi les merles, alouette parmi les alouettes ; il communiait avec eux et, le matin et le soir, il joignait son chant au leur pour glorifier l’aurore et le printemps. Il était souffle du vent dans le vent, feuille d’or dans la branche du chêne, humble violette cachée dans les l’herbe, fleur d’ajonc parmi les ajoncs et même loup parmi les loups. Sa voix se coulait dans les souffles du vent, dans le murmure de la brise, dans le rugissement de la tempête. L’on dit même qu’il pouvait de son chant mélancolique et divinement suave appeler la pluie, le vent et la tempête ou les faire s’apaiser.
Parfois il posait son bâton de houx, s’asseyait sur un rocher moussu et prenait en mains sa harpe qui ne la quittait jamais, sa harpe tenue par quatre chaînes d’or fin ; il émettait des sons mystérieux, fantastiques et sauvages, comme une étrange mélodie aux tonalités multiples ; alors, de tous les coins de la forêt, accouraient tous les animaux sauvages, aussi bien les oiseaux que les cerfs et les biches, les lièvres et les lapins, les sangliers et les marcassins et aussi les loups. Tous, sans exception, faisaient cercle autour de lui, le renard à côté du lapin, le loup en face de la biche, leurs instincts sauvages assoupis, endormis par la vois divine et enchanteresse du barde ; alors Merlin chantait, chantait longtemps, des heures durant, ses divines mélodies jusqu’à ce que le soleil ait disparu à l’horizon enflammé. Les notes s’élevaient, tournoyaient dans la forêt comme autant de feuilles d’or scintillantes ; la nature autour de lui peu à peu prenait vie, les fleurs s’animaient, les arbres et les feuilles n’étaient plus figés dans leur immobilité naturelle, un mouvement lent s’emparait de la nature toute entière entrée en transe aux sons divins.
Les animaux couchés à ses pieds le regardaient, entraînés eux aussi vers d’autres espaces, dans des mondes inconnus du simple mortel. Depuis Orphée et sa harpe merveilleuse, nul être au monde n’avait pu, enchanteur divin, tenir ainsi la nature sous son charme ; malgré sa folie il était bien toujours le prince des enchanteurs, le divin musicien et poète, messager des dieux, immergé au cœur même de la création, capable de transformer le monde animal et végétal. D’ailleurs, ne dit-on pas qu’il se métamorphosait en cerf le matin, en loup à midi et en chêne le soir ?